«  Oui, le militantisme prend beaucoup de place dans ma vie  »

 

Elle est venue au Festival de Cannes une dizaine de fois depuis 2007. Cette année, Adèle Haenel y accompagne Retour à Reims [fragments], documentaire passionnant de Jean Gabriel Périot adapté du livre du philosophe et sociologue Didier Eribon, et dont elle signe la voix off. À partir d’Eribon, le film qui sera diffusé sur Arte cet automne et sortira au cinéma début 2022, retrace l’histoire de la classe ouvrière en France. Et raconte comment une partie de celle-ci, délaissée par les partis de gauche et notamment le Parti communiste, a adhéré aux thèses du Front national Très rare dans les médias, la comédienne de 32 ans, qui n'a pas tourné depuis Portrait de la jeune fille en feu en 2019, ne souhaitait pas revenir sur son départ des Césars en février 2020. Mais elle a accepté de nous accorder une interview avec Jean-Gabriel Périot.

 

Le Festival de Cannes, c’est le bon endroit pour faire de la politique ?

J.-G. P. : Il n’y a pas de mauvais endroit pour montrer un film politique. Le Festival de Cannes, c’est une vraie opportunité de partager le documentaire plus largement, de l’amener vers le public.
A. H. : Le cinéma fait de toute façon de la politique : il est utilisé de manière massive dans la propagande. La question, c’est : Est-ce qu’on utilise le cinéma pour justifier l’ordre en place ou pour le contester ?

Adèle, pourquoi avez-vous eu envie de défendre Retour à Reims [Fragment] ?
A. H. : Je gardais un souvenir très ému de ma lecture de ce livre. Ce qui est frappant, c’est la façon dont Didier Eribon explore, à travers le parcours de ses grands-parents et de ses parents, toutes les tentatives d’échapper au déterminisme social : certains résistent, d’autres fuient, d’autres encore se soumettent… Quelle que soit la vitalité des membres de la famille, personne ne parvient à échapper à la reproduction sociale. Le livre montre clairement que la méritocratie sur laquelle repose notre système social est très largement illusoire : il ne suffit pas de « traverser la rue pour trouver un travail ».

Le film parle aussi de la condition de la femme ouvrière…
A. H. : Oui, il explique comment les femmes ouvrières subissent, dans le même temps, l’oppression du capitalisme et celle du patriarcat. Les patrons exploitent les ouvriers et les ouvrières et, après avoir été exploitées toute la journée par lesdits patrons, les hommes ouvriers peuvent se ménager des heures libre e s’appuyant sur le temps de travail gratuit et infini des femmes ouvrières.

Le film est-il un appel aux partis de gauche à se rapprocher des classes populaires ?
J.-G. P. : C’est un appel à ce que les gens se « dressent », ne laissent pas la politique à des professionnels, à ce qu’il y ait plus de mouvement…
A. H. : La société est en mouvement : il y a une grande vitalité du corps social sur les questions de classes, de lutte contre le racisme et contre le sexisme. Mais le gouvernement tente de nous rendre immobiles, de nous isoler, même d’un point de vue policier, en séparant les manifestants. S’il y a une immobilité, c’est une immobilité voulue, maintenue par le gouvernement de manière violente, humiliante.

Quels sont vos projets après ce film ?
J.-G. P. : Je tournerai cet automne un documentaire sur des jeunes de Sarajevo qui ont participé à la guerre et l’ont filmée en même temps.

Adèle, vous avez joué ces derniers mois la pièce L’Étang de Gisèle Vienne. Vous avez terminé les représentations ?
A. H. : Non, on les commence. On a joué en Hollande, en Suisse et un peu en France et là, on va jouer en Allemagne, à Paris, à Marseille. On va aussi faire une version anglaise donc je prends des cours pour améliorer mon anglais : j’aime bien apprendre des trucs.

Et le cinéma ?
A. H. : Point d’interrogation…

Vous n’avez pas d’envies ?
A. H. : Pour l’instant, je suis très contente d’avoir participé à ce documentaire et le travail avec Gisèle Vienne est passionnant en termes artistiques. Après, les portes sont ouvertes…

Depuis deux ans, vous avez souvent participé à des manifestations ou à des conférences antiracistes et féministes. Le militantisme a pris beaucoup de place dans votre vie…
A. H. : Oui, ça prend beaucoup de place et ça a créé aussi des rencontres formidables. Mon engagement politique change aussi ce que je vais chercher dans l’art : les deux ne sont pas étanches.

Participer à Retour à Reims [Fragments], c’est une façon de mettre votre engagement militant et votre carrière d’actrice en cohérence ?
A. H. : J’ai toujours fait ça, même dans des films pas officiellement politiques. Je ne peux pas lutter pour que toutes les vies soient respectées et contribuer à un cinéma qui participe à l’oppression.

 

Catherine Balle
Le Parisien, Aujourd’hui
15 juillet 2021